Terrains synthétiques : les racines du mal

En 2015, certaines têtes de files des plus grandes nations du football ont déposé plainte contre la FIFA pour protester contre le type de surface utilisé pendant la Coupe du Monde au Canada, avançant des dangers médicaux entre autres arguments. Et si Envoyé Spécial a relancé en France le débat sur ces surfaces synthétiques qui fleurissent à travers le monde, les inquiétudes les concernant sont récurrentes. Depuis un peu moins d’une dizaine d’années.

 

L’Enfer est pavé de bonnes intentions

L’AstroTurf – qui est en fait la marque la plus connue de surfaces synthétiques et le terme générique pour les évoquer – est né dans les années 1960, aux USA. Au pays de l’Oncle Sam, il y a la mythique Route 66, ses camions, ses motos, mais surtout ses tonnes de pneus dont on ne sait quoi faire. Ces pneus qui commencent à s’amonceler dans des zones désertiques et qui contribuent à polluer l’environnement.

Mais au pays de l’Oncle Sam, il y a aussi des kilomètres carrés de surfaces de terrains sportifs. Pour le football, mais aussi pour le football américain et le baseball, des immenses complexes de plusieurs dizaines de terrains à couvrir d’une surface verte.

La pelouse, c’est onéreux. Cela se remplace, cela s’abime, cela demande de l’entretien. Qui a déjà joué au foot sous la pluie se souvient de la boue, qui a déjà regardé un match sous la neige se souvient des trajectoires aléatoires du ballon. Et pour les stades couverts, le gazon a tendance à mourir.

Entre Monsanto. Pour un projet militaire – entraîner les recrues dans des espaces verts et des terrains dans les villes -, la firme américaine développe un premier produit, le “chemgrass”, fait d’un amoncellement de différentes couches de fibres synthétiques. Pour la première fois, en 1966, un stade entier en est recouvert, l’Astrodome de Houston. Ainsi naît l’engouement autour de l’AstroTruf, qui finit par envahir rapidement l’Amérique – plus de 12 000 terrains aux Etats-Unis en sont recouverts – puis le monde. Les terrains de seconde et troisième générations finissent par remplacer la première version. Et ces dernières comportent un nouvel élément : des billes noires, qui sont en fait recyclées à partir des tonnes de pneus usagés qui gangrènent l’Amérique.

Banco : la pelouse artificielle permet d’apporter le sport dans des endroits peu propice à la croissance de la pelouse naturelle – dans le désert par exemple – et demande beaucoup moins d’entretien. Il suffit de les arroser. Et si la surface se dégrade, c’est beaucoup moins vite que son homologue naturel.

Que cela soit dans le sport, mais aussi dans les zoos ou dans l’aviation, le turf est partout. Simplement posé sur une surface bétonnée, il permet d’apporter un peu de vert dans des environnements urbains ou hostiles.

L’herbe serait-elle toujours plus verte ailleurs ?

Résistant à la pluie, aux ultraviolets, au feu, à la dégradation, on pouvait bien se douter que tout ceci se faisait au détriment des préoccupations écologiques. Dans l’eau de ruissellement qui a pu être analysée sur un terrain synthétique, le taux de substances toxiques – y compris le niveau de plomb – est bien au-delà des normes autorisées. Mais au-delà de cet impact environnemental, on peut également soulever l’usage et l’exposition prolongée au peroxyde d’hydrogène : ce qui sert normalement à décolorer les cheveux est aussi dans la substance qui sert à arroser le turf. Sur les 14 substances qui composent les billes en caoutchouc, 12 sont cancérigènes.

Aux répercussions écologiques s’ajoutent le problème de jouer sur des dalles bétonnées. On pense aux nombreuses blessures sans contact qui sont venues gangréner les entraînements de certaines équipes – Megan Rapinoe, qui se fait les croisés en 2015, blâme le terrain synthétique, et le mauvais état général de l’Aloha Stadium à Hawaii vaut à l’USSF un boycott de la part des joueuses du Victory Tour. Ces mêmes arguments avancés avant Canada 2015, qui ne se basent sur aucun fait scientifique, mais sur les préoccupations des joueuses. Abby Wambach, lassée de voir cette surface imposée aux femmes, rappelle que “les hommes se seraient mis en grève s’ils avaient dû jouer sur de la pelouse synthétique pendant une Coupe du Monde”. Les 70 joueuses – dont Wambach, Abily et Boquete – retirent leur plainte avant le début de la compétition.

La FIFA a mené une étude post World Cup et soutient qu’il y a eu moins de blessures suite à cette Coupe du Monde. Cette étude montre également une évolution dans la façon de jouer, par rapport aux précédentes éditions. Mais doit-on réellement croire que cette évolution est entièrement due au turf, ou à l’évolution globale du monde du football féminin ?

Quoi qu’il en soit, difficile de réellement quantifier l’impact environnemental et sportif du turf, par un souci de chiffres et d’études impartiales menées – souvent, les chiffres fournis viennent du Synthetic Turf Council, de la FIFA, des acteurs incriminés dans l’utilisation à outrance du gazon artificiel.

La problématique de la pelouse synthétique est devenue une sorte de marronnier sportif, où les avis se déchirent sans parvenir à une conclusion ferme, à chaque fois qu’une étude est publiée, suscitant frustration et désespoir parmi ceux qui n’ont pas attendu les chiffres pour s’alarmer de la situation. En tête de file, une américaine nommée Amy Griffin.

Les chiffres contre les faits

Amy Griffin a soulevé la Coupe du Monde en 1991. Aujourd’hui, elle est associate coach des Huskies, les joueuses de football de l’université de Washington. et coach des gardiennes de l’USWNT U20. Elle a vu la démocratisation des terrains synthétiques dans son état. Elle a connu quelques grands joueurs qui ont contracté des lymphomes à peu près au même moment et se sont mis à “plaisanter” sur les billes de caoutchouc noires qui tapissent le gazon synthétique. Qui a déjà joué sur un terrain synthétique sait à quel point elles peuvent être irritantes, dans tous les sens du terme, à s’infiltrer partout, dans les chaussures, les chaussettes, les blessures, les égratignures, la bouche, le nez, les yeux… On en retrouve dans les sacs, dans les vestiaires, jusque dans les domiciles des joueurs.

A l’époque – vers 2009, d’après Griffin -, elle ne fait pas le rapprochement. Elle a une épiphanie lors d’une de ses visites annuelles au Seattle Children’s Hospital, en remarquant une répétition alarmante. “J’étais avec une jeune patiente qui combattait un cancer et elle me dit qu’elle est gardienne”, confie Griffin à Julie Foudy, pour espnW. Une infirmière entre dans la chambre et remarque qu’elle est peut-être la cinquième gardienne à se présenter, cette semaine. Griffin fait la connexion et soupçonne rapidement les billes de caoutchouc. Elle a beau tourner et retourner le problème dans sa tête, elle ne parvient pas à trouver une autre piste que ces indésirables intrusives.

En 2014, elle débute une liste qui compile les joueurs et les joueuses atteints d’un cancer dans l’état de Washington, leur position, leur type de cancer. Sur la liste, 53 joueurs en 2014 et plus de 60% étaient des gardiens.

La liste s’allonge rapidement, tant et si bien qu’elle attire l’attention du Washington State Department of Health et les chercheurs de l’UoW School of Public Health. Une enquête est menée. Non pour déterminer la dangerosité du turf, mais pour savoir si ce taux est réellement inhabituel dans la population des joueurs de football.

Visiblement, ce n’est pas si inhabituel et les conclusions du DoH ne parviennent pas à incriminer le turf comme facteur dangereux. Des conclusions saluées par Daniel Bond, le président et CEO du… Synthetic Turf Council. Mais la méthode d’étude n’est pas satisfaisante, aux yeux d’Amy Griffin. D’après David Brown, un toxicologue américain, “à l’époque où je travaillais pour le gouvernement, on aurait appelé cela une épidémie. Les enfants sont les plus vulnérables à une exposition à des substances cancérigènes, parce que leur corps n’a pas achevé leur développement et conserve plus longtemps les substances toxiques.” Cet avis est nuancé par un autre toxicologue, Cari Ginsberg, qui soutient qu’aujourd’hui, il y a énormément de choses avec lesquelles les enfants interagissent qui ne sont pas aussi bien contrôlés que les terrains synthétiques.

L’Environmental Protection Agency, qui régit aux US toutes les normes sanitaires et environnementales des citoyens, semble pourtant peu à l’aise avec la question. Il a été mis en lumière qu’en 2008, une circulaire avait été émise, à propos des risques sanitaires potentiels sur les billes en caoutchouc, recommandant de ne pas exposer les enfants, semant la zizanie dans les rangs, puisque des carrières entières s’étaient construites au sein même de l’EPA autour de la gestion des pneus usagés. Et même si l’EPA a annoncé une alliance en 2016 entre le Center for Disease Control and Prevention, ainsi que le Consumer Product Safety Commission, pour faire la lumière sur les risques et mener une nouvelle enquête, les conflits d’intérêts et le lobbying font rage. Les différentes méthodologies d’études, qui semblent graviter autour du problème du turf et de la santé publique sans jamais réellement s’en occuper, sont aussi suspectes. Le président de la FIFA, Gianni Infantino, a commandé une étude en 2016, soulignant que s’il le fallait, la FIFA était prête à investir plus de 4 millions de dollars pour remplacer les surfaces douteuses par de l’herbe naturelle. Si aux Etats-Unis la situation semble inextricable et aux mains des lobbys de la santé et de la pelouse artificielle, certains pays européens ont déjà fait l’impasse sur le terrain synthétique par mesures de précaution. C’est le cas des Pays-Bas par exemple.

Alors que les victimes et les histoires tragiques s’accumulent, Griffin et d’autres scientifiques continuent de se battre pour faire la lumière sur les réels dangers de la pelouse artificielle. D’autres études sont toujours en cours de réalisation.

Seul lot de consolation pour les joueuses de football qui s’affronteront dans l’Hexagone pour la World Cup 2019 : tous les terrains prévus de la compétition sont équipés de gazon naturels. Le Gouvernement Français s’est également saisi de l’Agence Nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail afin de mener une étude sur la dangerosité du gazon synthétique.

 

 

Crédits photos : Dennis Grombkowski/Getty Images / Hope Solo / NBC News / Shutterstock/ Sydney Leroux-Dwyer

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